Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales
QUE SE PASSE-T-IL QUAND ON COMMUNIQUE ?
Le succès de la notion d’influenceur, et la naïveté/rouerie de son usage par les acteurs sociaux/médiatiques sont bien sûr un indicateur de l’extension de la forme marchande donnée aux interactions et transactions les plus ordinaires et apparemment les plus personnelles https://www.innovation-pedagogique.fr/article12105.html . Elle est de ce point de vue un révélateur puissant de l’ingéniosité des cultures contemporaines à occulter la fonction des rapports sociaux proposés/imposés pour organiser la vie quotidienne.
Mais cette conjoncture et peut être aussi l’occasion d’approcher les activités de communication dans une perspective d’analyse des activités, d’interpréter leur dynamique, leur fonctionnement, leur articulation avec les activités qui en sont proches : Que fait -t’on quand on communique ? qu’a-t-on l’intention de faire ? quelles transformations s’opèrent à l’occasion d’une communication ? quels enjeux peut revêtir leur analyse ? dans quels champs ?
En s’appuyant d’une part sur des recherches sur les concepts de sens et de signification https://www.researchgate.net/publication/271645243_Rapport_etabli_sens_construit_signification_donnee, d’autre part sur les travaux des anthropologues et philosophes de la communication (notamment Peirce, Bateson, Watzlawick, Searle, Sperber et Wilson), qui ont inspiré ces recherches, ce texte est bâti sur la construction progressive de six ensembles de propositions.
1. LA COMMUNICATION COMME ACTIVITE
Nous appelons activité un processus de perception/transformation du monde et de perception/transformation de soi percevant/transformant le monde.
La communication présente tous les caractères d’une activité :
a) Elle est une double transformation, une double reconstruction : O.Galatanu https://www.puf.com/content/Signification_sens_formation 24-43 parle d’une ‘construction discursive de soi et du monde’.
b) La communication est co-présente et étroitement articulée avec les autres activités des sujets humains.
Selon les objets qu’elles transforment ou contribuent à transformer, on a ainsi coutume de distinguer trois types d’activités :
- Les activités portant sur des entités du monde extérieures aux sujets : on tend alors parler d’activités physiques
- Des activités portant sur des représentations du sujets humains : on tend alors à parler activités d’activités mentales, comme la pensée
- Les activités portant sur les activités d’autres sujets : on tend à parler alors d’activités activités sociales, comme la communication précisément
Ces trois types d’activités investissent leurs espaces respectifs, comme l’explique Vygotsky à propos des rapports entre pensée et langage https://www.decitre.fr/livres/pensee-et-langage-9782843032332.html . C’est le cas notamment de la pensée pour l’action, de l’expression, de la communication opérative, de la pensée verbale, du discours intérieur.
c) La communication émerge, survient, et ne donne pas forcément lieu à intention.
C’est le message le plus original et le plus radical des chercheurs de l’Ecole de Palo Alto
https://livre.fnac.com/a6918782/Janet-Helmick-Beavin-Une-logique-de-la-communication-reedition : on ne peut pas ne pas communiquer, que cette communication soit écrite, orale, gestuelle, auditive, olfactive etc... On parle souvent aujourd’hui de communication multimodale, faisant intervenir plusieurs modes de communication.
L’impossibilité de ‘ne pas communiquer’ n’est qu’une variante du ‘ on ne peut pas ne pas agir’, et s’oppose au paradigme persistant de la culture occidentale selon lequel la pensée précède l’action. Ce paradigme joue même des fonctions identificatoires pour cette culture ; Thucydide prête à Périclès ce propos très significatif dans un discours aux Athéniens : ‘nous autres, Athéniens, réfléchissons avant d’agir https://theconversation.com/lidentite-comme-representation-et-comme-enonce-97468.
d) La communication est rythmée et régulée par les affects qu’elle génère en son sein.
J.Cosnier parle de micro-affects ou d’affects conversationnels https://www.decitre.fr/livres/psychologie-des-emotions-et-des-sentiments-9782725615325.html ; ces affects impulsent et structurent les échanges https://theconversation.com/affects-emotions-sentiments-quelles-differences-92768
Pour autant, les acceptions des termes activité et communication ne sont pas strictement superposables. Si toutes les communications sont des activités, toutes les activités ne sont pas forcément des communications, comme en font l’hypothèse certains auteurs qui voient dans tous les faits sociaux des communications. Être signe de, terme utilisé en recherche et production de savoirs, ne recouvre pas faire signe, utilisé en communication.
2. UNE MISE EN LIEN D’ENTITES PRESENTES ET D’ENTITES ABSENTES
Dans les différents domaines de l’activité humaine, communiquer suppose deux types de composantes, et un lien entre elles :
- une entité présente aux sujets qui communiquent, à laquelle ils accèdent directement : dans la tradition linguistique le signifiant. Le signifiant est la partie matérielle du signe et sa trace dans la perception.
- une entité absente de la perception immédiate par les acteurs en situation de communication : dans la tradition linguistique le signifié. Le signifié est la partie représentée du signe, dans la linguistique saussurienne la partie conceptuelle.
Le lien est un lien de substitution de l’entité absente par l’entité présente.
Parlant de ce même lien, mais non pas à propos d’énoncés comme en linguistique, dont l’acception est passée dans le langage courant, mais à propos de représentations mentales qui sont elles-mêmes en position fonctionnelle de substitution aux entités du monde, M. Denis, dans une formule heureuse, dit qu’elles tiennent lieu d’autres entités et peuvent survenir en leur absence https://www.decitre.fr/livres/image-et-cognition-9782130459316.html .
Le signe, quel que soit sa forme, verbale ou mentale, permet une inférence sur l’entité absente à partir d’une entité présente. Quelle que soit l’entité qui fait signe, et quelle que soit l’entité signifiée, le signe peut être défini, à la manière de Peirce (Lettre à madame Welby), comme « quelque chose qui tient lieu de quelque chose pour un sujet ».
3. UNE ACTIVITE ADRESSEE
Une activité adressée est une activité qui apparait dans le cadre d’une interaction entre sujets https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html : elle est caractérisée par l’engagement de l’activité d’un sujet en direction d’un autre sujet, ou en direction de lui-même « comme un autre » (P.Ricoeur https://www.seuil.com/ouvrage/soi-meme-comme-un-autre-paul-ric-ur/9782020114585 ). Communiquer, c’est faire signe à. Cette adresse a pour fonction d’induire l’engagement d’activité des sujets destinataires.
Toutes les activités d’intervention sur les activités d’autrui (éducation, management, travail social, politique, sécurité etc…) comportent de la part du sujet intervenant un ‘agir vers’ en l’occurrence le sujet-cible de l’intervention. Il en est de même des activités d’intervention des sujets sur leurs propres activités ; dans ce dernier cas, on peut parler d’auto-adressage.
Pas de communication sans interaction, habituellement désignée dans la communication verbale par le couple locuteur-auditeur, mais qui peut prendre bien d’autres formes au regard de la diversité des situations de communication.
Interaction et communication sont utilisées le plus souvent comme synonymes. Les interactions sont les activités réciproques de sujets participant à un même espace d’activités, et s’influençant mutuellement par actions et réactions https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html On parle quelquefois de ‘chorégraphies d’activités’.
4. UNE ACTION ORDONNEE AUTOUR D’UNE INTENTION D’INFLUENCE
Nous appelons action une organisation d’activités ordonnées autour d’une intention spécifique donnant cohérence et unité de fonction, de sens et de signification pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires.
Nous faisons l’hypothèse que l’action de communication est spécifiquement organisée autour d’une intention d’influence sur les constructions de sens des publics destinataires.
Plus précisément, elle est fondée sur un couplage spécifique d’activités https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html :
a) Du coté du sujet qui communique, et quand il communique, une activité d’offre de signification, un vouloir signifier.
Cette activité repose sur une ostension par le sujet communiquant de signes manifestant son intention par et dans la communication ( Sperber et Wilson http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Pertinence-2269-1-1-0-1.html ).
Le premier aspect de cette offre de signification est la requête de l’attention des destinataires. Par exemple la convention classique qui consiste à lever le doigt dans un groupe a pour fonction d’inviter les destinataires à s’engager dans une activité d’écoute. Le destinataire est invité à prêter attention. Pour Sperber et Wilson, « Communiquer, c’est attirer l’attention d’autrui ». On est alors dans l’établissement de la relation de communication, quelquefois décrite en termes de méta-communication (Palo Alto). L’enjeu, c’est de faire entrer dans l’action de communication. Certains acteurs sensibles à la novlangue parlent d’une situation de mise en concurrence avec les nouveaux médias dans la recherche de l’attention des élèves, alors même qu’il ne s’agit pas de la même situation de communication.
Le second aspect de cette offre de signification apparait à travers le contenu manifeste de la communication.
Ce statut de l’intention a été bien vu par Husserl qui écrit que ‘ l’essence de l’acte d’exprimer réside dans l’intention de signification ‘. Grice veut bâtir une théorie de la signification dans analyse du ‘vouloir dire’ du locuteur. La signification, c’est ‘ce que je veux dire’. Pour Searle https://www.decitre.fr/livres/les-actes-de-langage-9782705657277.html p. 83 « lorsque l’on parle, il est caractéristique qu’on ait l’intention de signifier quelque chose par ce que l’on dit https://livre.fnac.com/a6918782/Janet-Helmick-Beavin-Une-logique-de-la-communication-reedition , et ce que l’on dit, la suite des sons qu’on émet, a pour caractéristique d’avoir une signification ». Searle pense même que l’interprétation par l’auditeur est un travail de recherche/construction des intentions du locuteur, et qu’une communication est réussie lorsque l’auditeur a reconnu les intentions du locuteur et d’abord son intention de communiquer. Pour les chercheurs de l’école de Palo Alto, « toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation tel que le second englobe le premier (…) » (Une logique de la communication, op.cit. p.52).
La signification peut donc être définie comme l’intention spécifique qui accompagne une mobilisation de signes chez le sujet qui l’engage et s’y engage.
Pour accéder à cette intention de signification la question principale est donc : qu’est ce que le sujet communiquant montre de son intention d’influence sur l’engagement de l’activité d’autrui à travers les signes qu’il mobilise ; paroles certes, mais aussi regards, sourires, posture, ton. L’existence de cette intention d’influence est quelquefois décelée à travers des expressions populaires du destinataire en réaction comme : qu’est-ce qu’il me veut celui-là ?
Cette intention d’influence est présente toutes les actions de communication (politique, professionnelle, scientifique, amoureuse, etc.). Elle suppose quelquefois un décryptage de l’intention réelle sous les signes donnés à voir : par exemple dans la provocation.
b) Du côté du sujet destinataire une activité de construction/reconstruction de sens qu’un sujet opère à partir de cette offre de signification et s’adresse à lui-même.
La construction de sens est une activité adressée à soi . Le sens est produit notamment par mise en relation entre des représentations issues de l‘activité en cours et des représentations issues d’autre épisodes de son activité. Les sujets humains, tout au long de leurs activités, ne cessent d’effectuer de telles constructions /reconstructions. Ces constructions mentales et les affects qui y sont associés constituent leur expérience. Elles sont extrêmement mobiles et difficilement accessibles. Elles sont aussi des éprouvés, en lien direct avec les dispositions des sujets à s’engager dans leurs activités. ‘Faire sens’ peut avoir un effet d’apaisement ou de dynamisation des activités. L’expression ‘ça me parle’ relève des constructions de sens.
Les activités de construction de sens auxquelles donne lieu la communication sont des activités de reconstruction de sens. C’est notamment à partir d’activités mentales antérieures que les destinataires de la communication perçoivent les messages qui leur sont adressés. Ces reconstructions s’effectuent également à partir des interprétations que font les sujets destinataires des intentions des sujets communiquant. Ces activités de reconstruction par les sujets destinataires des intentions des sujets communiquant sont des activités d’inférence (Sperber et Wilson parlent de communication ostensivo-inférentielle http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Pertinence-2269-1-1-0-1.html). Il s’agit de reconstruire les intentions des sujets communiquant, ce qui laisse place évidemment aux malentendus, et ce qui explique la distance ironique envers la communication que manifeste l’appréciation selon laquelle une communication réussie n’est qu’un cas particulier de malentendu …
5. UNE OFFRE DE SIGNIFICATION
a) Il est possible, à partir du contenu des actions de communication et à partir de la biographie des sujets communiquant, d’apprécier les intentions d’influence des sujets communiquant.
Tous les actes professionnels et toutes les disciplines ayant pour matériau les traces des interactions humaines peuvent permettre d’accéder à ces intentions d’influence, et sont susceptibles d’apporter une contribution à leur étude, comme par exemple dans la critique artistique ou littéraire.
L’accès aux offres de significations peut se faire de façon privilégiée par l’analyse de toutes les formes de discours des sujets sur leur activité : il est d’ailleurs intéressant d’observer d’ailleurs que ‘l’analyse des pratiques’ est plus souvent une explicitation des ‘vouloirs faire’ que des ‘faits’. Pour beaucoup de chercheurs ayant pour objet l’activité, par exemple se situant dans la perspective du ‘cours d’action’, l’analyse de l’activité inclut ‘ce qui dans l’activité est racontable et commentable’.
Dans cette perspective le recours aux sciences du langage et à l’analyse de discours, en particulier les perspectives pragmatique et argumentative est pertinent, mais c’est également le cas de toutes les disciplines et études ayant pour objet les interactions humaines : sémiologie, sémiotique, analyse des langages visuel, gestuel, musical, pictural, analyse des discours sur les activités, analyse littéraire…etc.
Complétée par l’analyse des biographies des sujets communiquant et leurs habitudes d’activité de recherche d’influence (régularités constatables dans les stratégies discursives), cette analyse est particulièrement susceptible d’expliquer les hypothèses-en-acte que font les sujets communiquant sur les cultures d’interprétation de leurs destinataires, hypothèses leur permettant d’anticiper leurs ‘réactions’.
b) Aux intentions de recherche d’influence sur l’activité des destinataires est associé un jeu d’offre d’images et de représentations identitaires entre partenaires : images de soi proposées à autrui par le communiquant, représentations qu’autrui se fait de soi etc.
Ces identités proposées sont des identités pour autrui, à la différence des identités pour soi liées aux constructions/reconstructions de sens. Ces propositions d’images identitaires peuvent jouer un rôle important dans l’offre globale de signification : présentation d’images cohérentes etc.
c) Images de soi proposées et affirmation du ‘je’.
Le ‘je’ est une communication sur soi adressée à autrui et à soi-même. L’image de soi proposée est une affirmation du ‘je’. Selon Benveniste « la subjectivité n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété du langage. Est ego qui dit ego (…) le ‘je ‘ se réfère à l’acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne le locuteur. La réalité à laquelle il renvoie est la réalité du discours »
6. UNE CONSTRUCTION /RECONSTRUCTION DE SENS
a) (Re) constructions de sens et adresses à soi
Les (re) constructions de sens sont des activités adressées à soi et associent activités mentales et affects.
Leur accès ne peut être qu’indirect pour l’observateur ou l’analyste, mais pas pour le sujet qui les éprouve. Deux voies par exemple sont habituellement utilisées :
- L’inférence à partir des engagements d’activité : les engagements d’activité révèlent ‘ce qui compte’ pour les sujets. Du constat de telle ou telle activité est inférée la présence de telle ou telle représentation/affect.
- La provocation de discours des sujets sur les phénomènes qui ont accompagné leur activité. C’est le cas par exemple de l’entretien d’explicitation https://fr.wikipedia.org/wiki/Entretien_d%27explicitation qui s’efforce d’établir le ‘factuel’ du sens à l’exclusion de toute rationalisation a posteriori ; c’est aussi le cas des procédures d’auto-confrontation des sujets à l’observation de leur propre activité (vidéos, grilles d’observation).
b) (Re)constructions de sens et transformations de l’expérience
L’expérience peut être définie comme le processus de transformation des sujets qui survient à l’occasion de leur activité de transformation du monde (ce que le monde me fait quand je transforme le monde). On constate que les (re)constructions de sens et transformations de l’expérience s’effectuent selon le même mode : cumulatif et intégratif.
Mais ces transformations restent relativement invisibles de l’extérieur : pour Laing « nous pouvons observer le comportement des autres, mais non leur expérience (…) Je vois votre comportement et vous voyez le mien, mais je ne vois pas, je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais, votre expérience de moi, pas plus ne vous ne pouvez voir mon expérience de vous » https://booknode.com/la_politique_de_l_experience_02008154
c) (Re) constructions de sens et transformations du moi
Si l’on définit également le moi comme la résultante des actions de représentation de soi, on constate également que construction de sens, construction du moi s’inscrivent dans un même processus : la construction progressive des sujets.
Pour Freud « il est nécessaire d’admettre qu’il n’existe pas dès le début dans l’individu, un unité comparable au moi ; le moi doit subir un développement » 1914 https://www.amazon.fr/Pour-introduire-narcissisme-Sigmund-Freud/dp/222890743X.
PART D’AUTRUI ET PART DE SOI DANS LA CONSTRUCTION DES SUJETS
Ainsi les actions de communication sont à l’image de toutes les activités humaines : elles sont à la fois produit d’influence et faire de soi par soi : comme le suggère Sartre « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous » https://www.babelio.com/livres/Sartre-Saint-Genet—Comedien-et-martyr/405309 et https://labiennale-education.eu . Les interactions présentes dans les actions de communication sont à la fois le lieu des transformations des sujets et le mouvement même de ces transformations, ce qui souligne l’importance, tant d’un point de vue social que personnel, d’articuler compréhension des sens construits et des significations données https://www.researchgate.net/publication/271645243_Rapport_etabli_sens_construit_signification_donnee_Sens_et_signification_dans_la_recherche_en_formation_et_en_sciences_sociales.
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