Innovation Pédagogique et transition
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Repères théoriques d’un courant pédagogique en émergence à l’époque de l’Anthropocène : l’écoconstructivisme

Un article repris de http://journals.openedition.org/ere...

Cet article fait état d’un courant pédagogique en émergence au regard de la nécessité de penser l’éducation à l’époque de l’Anthropocène, en contexte de crise du vivant, que nous appelons écoconstructivisme. Il s’agira d’en définir les principes directeurs et de le situer au regard des courants dominants qui sont le constructivisme et le socioconstructivisme, mais aussi des autres courants tels que le courant humaniste, le courant critique et citoyen, et le connectivisme. Il importe de ne pas se tromper, faire la classe dehors en plein air n’implique pas nécessairement l’adoption d’une approche écoconstructiviste, dont il importe de saisir à la fois la force et la profondeur. Une telle approche vise le développement de nouvelles compétences dans la relation vécue avec le territoire vivant pour une génération d’enfants en perte de repères écologiques. Elle redonne ses lettres de noblesse aux pédagogies autochtones. Elle traduit également une nouvelle tendance sociétale au-delà du cadre scolaire.

Un article repris de la revue Education relative à l’environnement, une publication sous licence CC by nc

On voit apparaître de nombreuses initiatives pour faire la classe dehors en éducation sur la scène internationale. Les appellations en sont variées : école à ciel ouvert, école du dehors, classe nature, pédagogie plein air, pédagogie hors les murs, pédagogie par la Nature…. Ces initiatives au déploiement exponentiel sont motivées par les nombreux bienfaits de telles pratiques en pleine nature au regard des enjeux de santé mentale et physique (Mygind et coll., 2019), mais aussi académiques (Kuo et coll., 2019). Certaines d’entre elles cherchent à opérer une transformation de la relation au monde vivant dans une perspective de transition socio-écologique du modèle sociétal en contexte de changements climatiques, pour une plus grande solidarité de tous les êtres vivants et ainsi, pour un avenir viable pour tous. Si ces initiatives existent depuis longtemps, elles étaient souvent à la marge, plutôt considérées en éducation non formelle comme lors des classes nature où les élèves vivent avec leur classe des séjours dans des lieux loin de l’école, en montagne ou à la mer, par exemple. On pense au courant anglophone Place based education avec David Sobel (2004) par exemple et au courant de l’écoformation avec Dominique Cottereau (1999) en France.

Désormais, ces initiatives sont appuyées par de nombreuses institutions et regroupements professionnels. Mentionnons au Québec, l’exemple de la mise en place de services de soutien des pratiques pédagogiques en extérieur, que ce soit par des centres de services scolaires avec des conseillers pédagogiques qui accompagnent et encouragent les équipes-écoles en ce sens, ou encore par des organismes comme l’École en réseau associé et la Fondation Monique Fitz-Back, qui mettent à la disposition des enseignants des outils pédagogiques à cet effet et stimulent la mise en place de communautés de pratique afin que ceux-ci puissent échanger. En France, dans le même esprit, on retrouve le Réseau français d’éducation à la nature et à l’environnement (FRENE) ou encore, en Belgique, le Réseau d’information et de diffusion en Éducation à l’Environnement (Idée).

En ce qui concerne la recherche, des laboratoires et chaires de recherche commencent à apparaître afin d’étudier ces pratiques. Au Québec, le Laboratoire Éducation par la Nature et Territoire apprenant (EnA-TerrA), ou encore, la Chaire de recherche sur l’éducation en plein air (CREPA) sont créés à cet effet. En France, on trouve le Groupe de recherche en écoformation (GREF) ou encore le Groupement d’intérêts scientifiques des théories et pratiques du care (GIS TEP CARE). Enfin, des cours optionnels autour des pédagogies plein air commencent à se mettre en place en formation initiale et continue universitaire.

C’est à l’issue du développement d’un programme de formation à l’attention des personnes enseignantes qui souhaitaient mettre en place une pédagogie par la Nature [1] et dans le cadre d’une recherche postdoctorale au regard de ces pratiques éducatives qu’a mûri la réflexion concernant l’émergence d’un courant pédagogique qui commence à trouver sa place en éducation formelle. Cette réflexion a conduit au rapprochement entre la théorie tripolaire de la formation tout au long de la vie de Gaston Pineau (1989) inspirée de Rousseau, ou encore celle du rapport au savoir et ainsi, à « l’apprendre » de Bernard Charlot (2021), et les différents courants d’éducation dominants au sein des institutions scolaires. C’est ce que nous développons dans les deux premières parties de cet article. La troisième partie caractérise ensuite ce nouveau courant que nous appelons l’écoconstructivisme et en établit les premiers fondements théoriques. Nous verrons de quelle manière ce courant se positionne par rapport aux deux courants dominants de l’éducation contemporaine que sont le constructivisme et le socioconstructivisme, tout en étant à la croisée des autres courants, le courant humaniste et le courant critique et citoyen. Il s’agira alors de présenter ces éléments distinctifs en quatrième partie. Comme pour chaque courant pédagogique, le courant écocontructiviste conduit au développement de compétences qui lui sont propres et qu’on pourrait qualifier ici d’écologiques. La cinquième partie de cet article les spécifie. Enfin, la sixième et dernière partie situe ce courant au-delà de la sphère éducative en écho aux transformations contemporaines de notre société face aux enjeux écologiques planétaires. Nous concluons sur le fait que cette nouvelle proposition théorique ouvre la voie à la considération des approches ancestrales telles que l’approche holistique autochtone. Au Canada, une telle théorisation pourrait en l’occurrence participer à la fois à une démarche de sécurisation culturelle et de réconciliation des peuples occidentaux avec les peuples issus des Premières Nations.

La théorie tripolaire de la formation permanente tout au long de la vie

Apprendre est un processus complexe qui se fait tout au long de la vie. En somme, apprendre, c’est vivre et vivre c’est apprendre. Comme le souligne Bernard Charlot (2021), le rapport à l’apprendre est un rapport au savoir et celui-ci se construit dans le rapport à soi, à l’autre humain et à l’autre autre qu’humain. On retrouve ici la théorie tripolaire de la formation de Gaston Pineau (1989, 2023), tirée de la problématique des trois maîtres de Jean-Jacques Rousseau (1761) [2] Comme le souligne Gaston Pineau (2023, p. 40), Jean-Jacques Rousseau présente les trois maîtres formateurs dans son ouvrage Émile ou de l’éducation publié en 1761 : il s’agit de l’être naturel et ainsi de l’être humain lui-même par l’exercice de sa pensée réfléchie sur ce qu’il vit, des humains et des choses à savoir tout ce qui l’entoure autre qu’humain., telle que schématisée à la Figure 1. L’être se forme selon ces trois canaux qui se conjuguent constamment ; parfois, un pôle de formation est plus marqué que les deux autres, selon les situations de la vie. Il y a le pôle de l’autoformation qui se définit comme un processus biocognitif articulant vécu et cognition par un retour réflexif sur l’expérience vécue. Le pôle de l’hétéroformation ou de la socioformation correspond à la formation de soi par les autres humains, individuellement ou collectivement. Enfin, le pôle de l’écoformation fait référence à la formation par les éléments du milieu de vie dans sa diversité foisonnante autre qu’humaine. Cette catégorie d’éléments est très large, car cela pourrait être un animal, un lieu pour l’atmosphère qu’il dégage, l’air qu’on respire, une odeur, une cascade, un arbre, mais aussi un mur, un escalier, en somme, toutes ces » choses » comme l’exprime Gaston Pineau (1989) pour en tirer des leçons.

Figure 1 : Théorie tripolaire de la formation de Gaston Pineau (1989, 2023) à partir de celle des trois maîtres de Rousseau (1761)

En plus de se produire tout au long de la vie, toute formation, étroitement liée à l’apprendre, participe au principe complexe d’auto-éco-ré-organisation continue du vivant qui apprend et s’ajuste en permanence (Morin, 2008) allant jusqu’à de possibles transformations. Toujours selon le principe de la complexité, si l’un des pôles de la formation est priorisé, les deux autres agissent toujours simultanément (Boelen, 2022b).

Et l’école dans tout cela ? Où situer les apprentissages scolaires ?

La théorie tripolaire de la formation transposée à l’éducation formelle

La plupart du temps, six courants pédagogiques sont référencés en enseignement, où un courant pédagogique peut être associé à une approche pédagogique au sens large du terme (Raby et Viola, 2016). Ceux-ci sont, respectivement, par ordre chronologique d’apparition 1) le courant béhavioriste interventionniste visant l’acquisition de comportements observables ; 2) le courant cognitiviste également interventionniste avec une attention portée sur le développement de stratégies cognitives et métacognitives ; 3) le courant constructiviste axé sur l’engagement cognitif et affectif de l’apprenant ; 4) le courant socioconstructiviste orienté sur la dimension sociale de l’apprentissage ; 5) le courant humaniste centré sur les besoins de l’apprenant ; et enfin, 6) le courant critique et citoyen favorisant une pensée critique et un engagement citoyen. Les deux courants les plus présents actuellement dans les pratiques observées et dans les discours pédagogiques sont les courants constructiviste et socioconstructiviste avec la prédominance du courant socioconstructiviste. Le premier est centré sur l’apprenant avec, notamment, les travaux de Piaget sur les théories développementales et la mobilisation de stratégies cognitives et métacognitives dans le processus d’apprentissage et, ainsi, d’élaboration du savoir. Le second, socioconstructiviste qui embrasse le constructivisme et est considéré comme étant le plus présent dans les pratiques de fonctionnement en groupe-classe et dans les discours en éducation, repose sur la théorie vygotskienne selon laquelle le savoir se construit dans la relation sociale, notamment avec les pairs et la personne enseignante (Vienneau, 2017). Cette théorie met en avant l’influence fondamentale qu’exerce l’environnement social et culturel sur la construction du savoir, considérant l’enfant avant tout comme un être social. Elle mobilise le principe de médiation pédagogique pour l’accès au savoir qu’elle confère à la personne enseignante.

Si on observe la théorie tripolaire de la formation au regard de la typologie des courants éducationnels, on peut aisément faire un rapprochement d’une part, entre l’autoformation et le constructivisme dans la manière d’accéder à la connaissance et d’autre part, entre l’hétéroformation ou la socioformation et le socioconstructivisme. L’école se situerait comme schématisé à la Figure 2 majoritairement du côté de l’axe constructivisme -socioconstructivime.

Figure 2 : La réalité des pratiques éducatives à l’école au regard de la théorie tripolaire de la formation

Le premier constat que l’on fait est qu’il y a un déséquilibre entre la théorie de la formation tout au long de la vie qui considère l’imbrication des trois pôles et les théories majoritairement mobilisées en éducation formelle qui se situent sur l’axe entre l’autoformation et l’hétéroformation/la socioformation [3].

C’est alors qu’on se pose la question du pendant éducationnel de l’écoformation. Y aurait-il une approche pédagogique qui se qualifierait comme un courant d’éducation qui trouverait son pendant du côté de l’écoformation et que nous appelons l’écoconstructivisme  ? Rappelons que le principe de l’écoformation se caractérise par le fait que les éléments du milieu de vie autre qu’humain (Oïkos) avec lesquels nous interagissons participent à notre formation. Ici, nous nous intéressons particulièrement aux éléments naturels du territoire avec lesquels le jeune interagit et qui jouent le rôle d’Agent dans la relation pédagogique SOMA de Legendre (2005) [4] en plus de celui de Milieu et parfois de celui d’Objet (Boelen, 2022b).

Si dans les situations d’apprentissage usuelles les enseignants font parfois appel au milieu naturel ou plus spécifiquement à des êtres vivants tels que des poussins, des vers à soie ou des escargots, ceux-ci sont considérés comme des objets d’apprentissage. Ou encore, si une personne enseignante utilise les éléments du milieu comme des outils pour favoriser ses apprentissages comme le fait de mesurer la circonférence des arbres, la distance entre deux roches ou le niveau de l’eau dans un bassin, l’intention pédagogique n’est pas de favoriser le processus écoformateur, même si cela se fait de façon informelle sans même qu’on s’en rende compte. Ainsi, toutes les pratiques éducatives de plein air ne s’inscrivent pas nécessairement dans le courant de l’écoconstructivisme. Il importe de ne pas se tromper. Lorsque les pratiques éducatives utilisent la Nature-territoire uniquement comme milieu, outil et objet d’apprentissage, elles ne répondent pas aux caractéristiques d’une pratique écoconstructiviste. Alors, comment cette dernière se caractérise-t-elle  ? C’est ce que nous développons dans la section suivante.

Premiers éléments de caractérisation du courant pédagogique écoconstructiviste

Rassemblés sous forme schématisée à la Figure 3, nous explicitons dix fondements qui caractérisent le courant écoconstructiviste.

Un courant inscrit dans le paradigme de la complexité

Le courant écoconstructiviste s’inscrit dans le paradigme de la complexité (Morin, 2008, 2015) qui repose sur l’intégration de plusieurs niveaux de réalité et les met en relation pour arriver à un niveau de réalité plus élevé et complet. Cette pensée complexe se matérialise déjà au sein de la relation pédagogique selon le SOMA de Legendre (2005) où la Nature-territoire occupe à la fois le rôle du Milieu, celui d’Agent et parfois celui d’Objet vis-à-vis du Sujet qu’est l’apprenant.

Ce paradigme de la complexité régit l’éducation autour de cinq fonctions :

 ontologique, quant à la conception de l’être humain, de la société, de la Nature et de la relation entre ces trois pôles ;

 épistémologique, en ce qui concerne l’acquisition des savoirs, le développement d’un mode de connaissance et la façon d’appréhender la réalité ;

 éthique, au sujet de la construction, de la transformation des valeurs et du système de valeurs ;

 culturelle, relative au maintien, au changement ou au développement de la culture (savoirs, façons de faire, façons d’être) ainsi qu’à la diffusion d’un modèle de créativité ;

 sociale, concernant le maintien, le changement ou le développement des relations entre la personne, la société et la Nature, de l’organisation politique et de l’activité économique.

De ces cinq fonctions détaillées dans la thèse de Boelen (2022a), nous en explicitons trois.

La fonction ontologique fait référence à la personne dans sa complexité en interrelation et interdépendance avec les autres êtres vivants, humains et autres qu’humains, constituant le milieu de vie biophysique. La Nature ou Nature-territoire correspond à la part sauvage du monde non créée par l’humain. Selon une vision holistique, elle correspond à tout ce qui est vivant en continuel auto-ré-organisation selon des échelles de temps variables, élargie au Cosmos et dont l’être humain fait partie. Le terme de Nature-territoire souligne le caractère géographiquement situé de cette entité vivante. La Nature existe par ses manifestations visibles et invisibles, matérielles comme spirituelles, lui conférant une identité propre et ainsi une valeur intrinsèque au-delà de la valeur morale, par le simple fait d’exister (Bergandi, 2000 ; Boelen, 2022a). Cette fonction ontologique fait valoir la capacité d’invention sociale pour l’existence d’une relation harmonieuse et respectueuse entre la personne, la société des humains et l’ensemble du vivant.

La fonction épistémologique soutient la nécessité d’une « connaissance capable de saisir ses objets dans leur contexte, leurs complexes, leurs ensembles » (Morin, 2014, p. 72).

La complexité de toute organisation conduit ainsi à de nouvelles formes de connaissances, obligeant à rompre avec les disjonctions et compartimentations disciplinaires pour inciter une pensée complexe, transdisciplinaire et organisatrice de cette complexité (Morin, 2015, p. 36). […] Cette organisation « produit ou favorise l’apparition d’un certain nombre de qualités nouvelles absentes des parties séparées : les émergences » (Morin, 2014, p. 78). […] Plusieurs principes se rattachent à ce paradigme dont le principe hologrammique selon lequel « dans un système ou dans un monde complexe, non seulement une partie se trouve dans le tout, mais le tout se trouve dans la partie » (Morin, 2014, p. 81). Ainsi, selon l’auteur, tout en étant singuliers, « nous portons la totalité de l’univers en nous, nous situant dans la plus grande reliance qui puisse être établie » (Morin, 2014, p. 82). Par ailleurs, le principe de la dialogique, héritière de la dialectique, considère comme nécessaire et complémentaire la présence de processus ou d’instances antagonistes avec la possibilité de relier des notions sans nier leur opposition, pour une mise en dialogue des différents savoirs (Morin, 2014). (Boelen, 2022a, p. 59)

Ainsi, comme le souligne Edgar Morin (2014, p. 77), « ce que l’enseignant devrait apprendre pour pouvoir enseigner à l’enfant, c’est un mode de connaissance qui relie [et qui] nécessite des concepts, des conceptions, et ce qu’on appelle des opérateurs de reliance ».

La fonction d’organisation sociale de ce modèle d’éducation écoconstructiviste mobilise notre identité écologique qui est porteuse d’altérité, notamment vis-à-vis du milieu naturel. Le vivant dont nous faisons partie est conçu comme une auto-éco-ré-organisation permanente qui opère une reliance vitale avec son Oïkos (lieu de vie naturel). Et « plus les sociétés sont complexes, plus elles s’organisent à partir de multiples dépendances à l’égard de la biosphère » (Morin, 2008, p. 2237). L’épanouissement du je dans le nous élargi à sa dimension écologique conduit à l’épanouissement de la relation entre l’humain et l’ensemble du vivant. Il constitue le tronc commun à l’aspiration au bien-vivre, l’aspiration à la vie poétique, l’aspiration à un monde meilleur (Morin, 2015). La pensée complexe est ainsi capable de nous relier les uns aux autres, humains et autres qu’humains, par la compréhension (Morin, 2015). Un tel phénomène de reliance nous fait ressentir en nous-mêmes, de façon existentielle, esthétique et éthique, notre appartenance au Cosmos, notre appartenance à la vie. En étant solidaires sur et de la planète Terre, naît en chaque être humain la conscience d’une identité écologique associée à quatre types de prise de conscience :

 La conscience anthropologique, qui reconnaît notre unité dans notre diversité ;

 La conscience écologique, c’est-à-dire la conscience d’habiter, avec tous les êtres mortels, une même sphère vivante (biosphère) […] ;

 La conscience civique terrienne, c’est-à-dire la responsabilité et la solidarité pour les enfants de la Terre ;

 La conscience spirituelle de l’humaine condition qui vient de l’exercice complexe de la pensée et qui nous permet à la fois de nous entre-critiquer, de nous autocritiquer et de nous entre-comprendre (Morin, 1999, p. 41),

L’adoption d’un tel paradigme entraîne nécessairement une implication des sujets dans leur interaction avec la société autant qu’avec le territoire, soit l’exercice d’une écocitoyenneté.
Théories et principes ontologiques au fondement de l’écoconstructivisme

Parmi les théories qui sous-tendent une approche écoconstructiviste de la classe dehors dans la relation vécue avec les éléments du territoire, en plus ce celle de l’écoformation, on peut mentionner celle de l’énaction développée par Varela et ses collaborateurs (2016). Cette dernière repose également sur le principe de la complexité faisant état de la dynamique d’autonomisation propre aux systèmes vivants, et donc de l’auto-éco-organisation, voire auto-éco-ré-organisation du vivant selon Morin (2008, 2015). Cette approche trouve des éléments de convergence avec l’approche écologique de Bronfenberenner (1979) qui repose sur l’idée que l’environnement au sens large influence le développement de l’enfant par les « interactions continuelles et réciproques entre l’organisme et son environnement » (El Hage et Reynaud, 2014, section 22), environnement qui n’est pas forcément naturel. L’approche écoconstructiviste fait spécifiquement référence à l’environnement naturel autre qu’humain.

L’écoconstructivisme repose sur le principe fondateur d’une ontologie relationnelle de notre rapport au vivant. Plusieurs auteurs axent leurs travaux sur cette dimension fondamentale de notre humanité en relation, à commencer par les chercheurs du Groupe de recherche en écoformation (le GREF [5]) dont Gaston Pineau (1989, 2023), Dominique Cottereau (1994, 1999) et Pascal Galvani (2020). Nous pouvons mentionner également David Adram (2024) et l’ancrage terrestre selon une approche phénoménologique ; Tim Ingold (2013, 2024) et le principe de dwelling dans ce tissage relationnel qui se fait avec le lieu et qui permet la mise en place de correspondances dialogiques ; l’écosophie d’Arne Naess (2008) et le concept de Soi écologique qui active le principe d’identification ; Arturo Escobar (2018) et le plurivers ; le multinaturalisme d’Eduardo Viveros de Castro (2014) ou encore l’éthique relationnelle de Dwayne Donald (2016) et l’approche holistique de Gregory Cajete (1994), pour n’en citer que quelques-uns.

Une approche holistique

L’approche holistique fait référence à une mobilisation de toutes les dimensions de l’être dans sa relation à la Nature-territoire permettant de sortir d’une compréhension atomisée de son lien à ce dernier. Cette approche est donc avant tout expérientielle (Dewey, 1963) et contextualisée à un lieu de vie donné. Souvent, lorsqu’il est question en Occident de pratiques holistiques, cela signifie d’intégrer les dimensions sensible, corporelle et affective de l’apprenant en se gardant bien d’évoquer la dimension existentielle et spirituelle de ce dernier qui pourtant, est une dimension ontologique6, notamment au regard des questions de sens de son propre rapport au monde qui appellent une démarche réflexive à la fois éthique et critique. On s’inscrit ainsi dans un processus réflexif lié à la praxis, c’est-à-dire lorsque la réflexion est liée à l’action (et inversement), ici l’expérience vécue par les participants de leur relation avec la Nature-territoire. [6]

Une approche qui mobilise l’imaginaire symbolique

Une reconnaissance est faite ici de l’importance de l’imaginaire symbolique et du mythe dans la vie humaine où, selon Barbier (1997), la complexité selon Morin réintroduit cet appel au mythopoétique dans les sciences de l’éducation via une multiréférentialité des diverses disciplines en sciences anthroposociales, pour conduire à un état de reliance au vivant. Dominique Cottereau parlera de l’imaginaire comme d’« un processus de transformation qui se charge de tous les affects de l’individu, qui se teinte des couleurs de ses émotions pour donner un sens au monde, et participer ainsi à la cohérence de son être » (Cottereau, 1994, p. 71).

Une approche qui intègre le risque d’erreur

Dans une perspective critique, il importe d’intégrer l’idée du risque d’erreur comme composante inhérente à la connaissance (Morin, 2015). Et, en partant du fait qu’il existe une symbiose entre l’expérience vécue, la connaissance et la pensée, une telle union du sensible et du rationnel constitue une force de résistance à l’erreur et à l’illusion au sein même du processus de développement d’une pensée critique (Partoune, 2014 ; Morin, 2015).

Une approche cosmocentrique qui décentre l’humain

Comme nous l’avons explicité plus haut, une pratique écocontructiviste ne s’inscrit pas dans une perspective utilitariste au regard du vivant. Il y a un désir de développer chez le jeune cette attention à la communauté du vivant en lui offrant la possibilité d’entrer en relation avec cette dernière. Ces pratiques s’inscrivent dans une perspective cosmocentrique et non anthropocentrique. Si, au travers de ces pratiques, on participe au plein développement du jeune dans sa relation avec la Nature-territoire, l’idée est de décentrer l’attention sur le jeune et de la placer autour de cette relation au vivant qui s’élargit ici au Cosmos.

Une approche psychosociale qui mobilise le principe de la réciprocité

Cette relation établie avec la Nature-territoire au travers de ses constituants et de ses habitants se fait dans une perspective psychosociale axée sur la réciprocité, où le territoire est conçu lui-même comme un sujet ayant une identité. Une telle réciprocité se manifeste dans la relation respectueuse à l’autre autre qu’humain pour s’inscrire fondamentalement dans le champ de l’éthique et plus particulièrement dans celui de l’éthique de la compréhension et du lien à l’autre (Gohier, 2007). Cette éthique de l’altérité correspond à l’éthique de la reliance au monde mise de l’avant par Edgar Morin (2008), laquelle implique notre responsabilité à cet égard.

Une approche qui nourrit une herméneutique dialogique

Par cette approche écoconstructiviste selon une éthique du lien, le jeune développe une relation dialogique avec le territoire, c’est-à-dire un va-et-vient entre lui et l’autre, autre qu’humain, de nature à nourrir une herméneutique au regard de son être-au-monde qui mobilise à la fois sa pensée rationnelle et sa pensée symbolique à travers une expérience vécue, personnelle, sensible. Cette relation d’altérité qui « devient proximale, dialogale, et se fonde sur la réciprocité » (Gohier, 2007, p. 85) superpose ainsi au monde des « cela » des espaces de sens, de contiguïté avec le monde vivant (Gohier, 2007).

Une approche qui soutient l’agentivité de l’apprenant

Une des caractéristiques clés de cette approche est la place qui est accordée à l’apprenant, qui devient acteur et auteur de ses apprentissages. Le savoir se construit à partir des interactions que le jeune vit dans sa relation avec le territoire. On parle alors de l’essor de l’agentivité épistémique de l’apprenant. Par ailleurs, une telle phénoménologie réflexive et herméneutique, propre à l’auto-écoformation, réintroduit le sujet connaissant dans la connaissance pour mener à une épistémologie à la première personne issue de l’expérience subjective. On retrouve des points de convergence avec les travaux de Bruner (1991, dans Vienneau, 2017, p. 187) sur la pédagogie par la découverte correspondant à des situations d’autoapprentissage associées à une recherche de signification. La pédagogie mise en place est une pédagogie d’autodéveloppement dans laquelle les participants prennent en main leur autoréalisation selon une approche expérientielle critique (Dewey, 1963) en relation avec la Nature-territoire de proximité. La praxis dans une recherche de sens permet de développer de multiples savoirs, dont un savoir-se-situer et un savoir-devenir pour un savoir-vivre-ensemble écosystémique en lien avec cette recherche de sens de la vie faisant la promotion d’un nous planétaire.

Quelle est la place de la personne enseignante dans une telle approche ? Si, selon Vienneau (2017, p. 45), la démarche pédagogique de l’enseignant peut se définir comme « l’ensemble des interventions éducatives (de source externe) qui a pour but d’alimenter et de soutenir l’apprentissage de l’apprenant (processus interne) », les interventions éducatives en question partent des intérêts que suscitent les jeunes dans leur vécu en interactions avec le territoire. Ainsi, la personne enseignante agit en tant qu’agente de médiation entre le jeune et le territoire et vient ensuite soutenir les apprentissages qui émergent de cet échange entre le jeune et la Nature-territoire où cette dernière joue aussi le rôle d’Agent au sens de « composante facilitante » (Messier, 2014, p. 59) de la situation pédagogique. Le défi de la personne enseignante sera d’arrimer les apprentissages scolaires aux expériences vécues par les jeunes en valorisant la relation au vivant de façon holistique. Selon les termes de Britt-Mari Barth (2013), on parle alors d’apprentissage inductif permettant de donner plus de sens aux savoirs, avec des élèves chercheurs et une personne enseignante médiatrice.

Une approche qui favorise l’instauration d’une communauté d’apprentissage

L’implication du jeune dans ses apprentissages entraîne spontanément l’instauration d’une communauté d’apprentissage selon les principes dialogiques d’écoute, de questionnement et d’échange autour de la construction de savoirs. La personne enseignante fait partie de cette communauté d’apprentissage en étant autant apprenante que ses élèves dans le processus auto-écoformatif, même si elle prend en parallèle le rôle d’Agent en instaurant un dialogue pédagogique à base de questionnement où elle devient médiatrice de l’apprentissage (Barth, 2013). Adoptant un tel rôle, la personne enseignante crée également des situations d’enseignement-apprentissage à partir de ce qui aura été vécu dehors, en lien avec les apprentissages scolaires, une fois entrés en classe.

Figure 3 : Dix principes directeurs de l’approche éducative écoconstructiviste

À la lecture de certains énoncés, on remarque que ce courant pédagogique trouve des éléments de recoupement avec les autres courants et peut aisément se combiner à ceux-ci, ce que nous développons dans la section suivante.

Comment situer ce courant au regard des autres courants en éducation ?

En cohérence avec le paradigme de la complexité, le courant écoconstructiviste ne se coupe pas des courants constructivistes et socioconstructivistes ; il en propose une lecture enrichie qui introduit le vivant dans l’équation éducative en milieu formel. Il répond à cette définition de l’apprentissage scolaire qui est ce « processus interne et continu par lequel l’apprenant construit par lui-même sa connaissance de soi et du monde » (Vienneau, 2017, p. 11).

Le courant pédagogique écoconstructiviste s’inscrit également dans une école de pensée humaniste (Bertrand, 2014), adoptant une approche holistique en vue du développement intégral de l’apprenant dans la pleine actualisation de soi et reconnaissant à cet effet la valeur subjective des connaissances (Vienneau, 2017). Le courant écocontructiviste se rapproche également des fondements théoriques du courant critique et citoyen qui repose sur le constat d’une Planète Terre en souffrance avec le développement d’une citoyenneté engagée, axée sur la pensée critique articulée autour d’une pédagogie dite de la conscientisation (Vienneau, 2017).

Ce qui distingue le courant écoconstructiviste du courant humaniste et du courant critique et citoyen, c’est cette décentration au regard d’une conception anthropocentrique de l’éducation pour y introduire une approche fondée sur la relation à l’autre autre qu’humain. Ce courant dépasse le courant humaniste, voire le courant critique et citoyen, avec l’adoption d’une perspective cosmocentrique qui décentre l’être humain, l’insère dans la diversité du vivant sur Terre et le place au même niveau de droit dans une perspective de réciprocité.

Si, tel que l’observe Vienneau, « l’école occidentale est le lieu de rencontre et de cohabitation de plusieurs courants pédagogiques » (2017, p. 66), l’approche écoconstructiviste arrive ainsi en complément des précédentes. Elle permet de rejoindre des profils d’apprenants qui à ce jour rencontrent des difficultés avec l’école d’aujourd’hui, offrant une éducation souvent qualifiée de « hors sol » pour souligner son manque de lien au monde vivant autre qu’humain.

Comme nous le signalons plus haut, les pratiques d’éducation en plein air ne s’inscrivent pas nécessairement dans le courant de l’écoconstructivisme. Il s’agit souvent de transposer « dehors » les modèles constructiviste et sociocontructiviste d’enseignement. Aller faire une course de relais par équipe tout en faisant du français dans la cour d’école sont des pratiques qui mobilisent le corps dans les apprentissages, ou encore de faire une classe de science sur le principe de condensation de l’air sans une interaction avec le milieu, ne sont pas des pratiques qui s’inspirent du courant de l’écoconstructivisme : on se cantonne alors à une pratique utilitariste du milieu comme objet et/ou milieu d’apprentissage. En revanche, il peut y avoir une combinaison de plusieurs approches lorsqu’on est dehors. L’enjeu de l’approche écoconstructiviste, est de reconnaître la partie active de la Nature-territoire (milieu naturel) dans la (trans)formation du jeune quant à sa relation avec celle-ci, sans qu’il y ait nécessairement besoin d’intervention de la part de la personne enseignante - où cette dernière prend le rôle d’animatrice et de médiatrice. À une sortie dehors visant à faire une étude sur le phénomène de crue ou à s’attarder sur un problème de dégradation d’un milieu avec des déchets urbains qui implique d’aller dehors peuvent certes être intégrées des stratégies socioconstructivistes de résolution de problèmes ; mais également, il serait possible d’adopter des stratégies écoconstructivistes de façon à donner plus de corps aux apprentissages et à impliquer toute l’agentivité épistémique de l’être apprenant dans sa sensibilité relationnelle au territoire. Il s’agirait alors, par exemple, de laisser du temps aux jeunes pour s’imprégner du lieu en silence et en solitude de façon à ce que chaque jeune se trouve dans un face-à-face avec les éléments du milieu, en l’invitant à porter une attention particulière à ce qui éveille sa curiosité, à la façon dont cela se produit (quels sens sont mis en éveil), et à son ressenti au regard de cette expérience vécue.

Enfin, si l’éducation se décline en plusieurs courants pédagogiques, chacun de ces courants est associé à l’acquisition de compétences transversales (Vienneau, 2017). Le courant écoconstructiviste fait appel, lui aussi, au développement de nouvelles compétences qui lui sont propres et qu’il importe de spécifier.

Une approche qui contribue au développement de nouvelles compétences transversales

L’approche écoconstructiviste appelle au développement de nouvelles compétences chez le jeune. Ces compétences - actuellement en déficit [7]- correspondent à la capacité du jeune à entrer en relation avec le territoire et ensuite à apprendre de cette relation avec le vivant. Entrer en relation avec le vivant ne signifie pas voir ou toucher un élément du milieu naturel, mais d’être touché par le vivant présent au sein de ce milieu. L’amnésie générationnelle du rapport à la Nature pointée par Kahn (2002) ou cette crise de la sensibilité du vivant décrite par Morizot (2020) témoignent de cette incapacité de nos jeunes (et moins jeunes) à entrer en relation profonde avec le reste du vivant sur Terre. Un tel constat a été relevé de façon éloquente à la fois par les personnes enseignantes et par les élèves eux-mêmes lors d’un projet d’accompagnement des enseignants du primaire et du secondaire dans la mise en place d’une pédagogie écoconstructiviste qui permette d’éveiller la conscience écologique des jeunes [8]. Lors d’une classe de français au secondaire où les élèves étaient invités à décrire un lieu avec lequel ils ont pris connaissance en étant aveugle selon une démarche somatique, phénoménologique, les jeunes ont constaté la difficulté qu’ils avaient à s’imprégner du lieu et ensuite à le décrire et à clarifier ce qu’ils ont ressenti au cours de cette expérience en relation avec la Nature-territoire, qui, du reste, les a positivement marqués. Ainsi, cette absence de compétence relationnelle au vivant se manifeste par le fait qu’ils sont, pour beaucoup, incapables d’exprimer ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent, ne serait-ce qu’en raison du manque de vocabulaire qu’ils possèdent pour le décrire.

Alors que le Programme de formation de l’École québécoise (PFEQ) met l’accent sur le développement de compétences (Vienneau, 2017), le ministère de l’Éducation au Québec entend « intégrer dans ses processus de révision ou de création de nouveaux programmes une réflexion sur les compétences vertes et les connaissances ayant une portée de développement durable » (MEQ, 2023, p 8). Cette décision inscrite dans son Plan d’action de développement durable 2023-2028 montre la prise de conscience des décideurs politiques de la nécessité d’opérer une transformation sociétale de notre rapport au monde en cette époque de l’Anthropocène marquée par les enjeux de changements climatiques.

Ainsi, si le constructivisme mobilise la capacité intellectuelle de l’apprenant dans la manière de traiter l’information, et le socioconstructivisme appelle à cette capacité à entrer en relation avec les autres humains pour acquérir de nouveaux savoirs, l’écoconstructivisme fait appel à de nouvelles compétences, qu’on pourrait qualifier de compétences écologiques : celles-ci concernent la capacité à entrer en relation avec le territoire et l’ensemble du vivant, et à développer au cœur de cette relation de nouveaux savoirs, savoir-être et savoir-faire permettant de mieux se situer au regard des enjeux associés à la crise du vivant.
Un modèle pédagogique témoin d’une transformation paradigmatique de notre rapport au vivant

Tout modèle éducationnel, au travers de ses fonctions ontologique, épistémologique, éthique, culturelle et sociale, est le reflet d’un paradigme éducationnel, lui-même sous-tendu par un paradigme socioculturel (Bertrand et Valois, 1999). Ainsi, l’émergence d’un modèle éducationnel écoconstructiviste, bien qu’encore à ses tout débuts, témoignerait d’un désir de transition au sein de notre société au regard de la nécessité de changer notre façon de vivre pour un avenir viable. On y retrouverait la traduction d’un paradigme sociétal en mouvance devant l’urgence climatique qui appelle à une métamorphose (Morin, 2014) ou encore à un nouveau contrat social (Serres, 2018) avec le vivant.

En parallèle de ce modèle d’apprentissage, un autre modèle plus émergent traduit pour sa part, la société technologique du numérique qui est la nôtre depuis plus d’une décennie, avec la démultiplication des technologies de l’information. Il s’agit du connectivisme selon les théories de Siemens (2005) et de Downes (2005) où l’apprentissage résulte de l’acquisition et de la connexion des informations dans un réseau constitué de nœuds et de liens dont l’apprenant fait partie, à titre de nœud lui-même (Baths, 2023).

Il est intéressant de constater que, tout comme l’écoconstructivisme, ce courant repose sur le paradigme de la complexité. Entrent en ligne de compte le principe d’auto-organisation du système apprenant et celui de la complexité, au sens que tout se relie et est interconnecté sous forme de réseaux, où ce sont les connexions qui permettent l’apprentissage (Siemens, 2005). Dans les deux cas, ces approches confèrent une plus grande agentivité épistémique où il revient à l’apprenant de créer sa propre expérience d’apprentissage. Le principe de communauté d’apprentissage prend tout son sens, au sein de laquelle la personne enseignante joue le rôle de médiateur.

Si dans le cas du connectivisme, la connexion au réseau complexe de l’information mène à de nouvelles formes d’acquisition de connaissances sans qu’il y ait construction à proprement parler de ces connaissances (Downes, 2005), dans le cas de l’écocontructivisme, c’est la connexion au réseau du vivant qui génère de la connaissance. Ces deux réseaux s’articulent autour d’un même concept cher au fondateur de la cybernétique, Gregory Bateson (1996), soit celui de l’écologie de l’esprit.

Force est de constater que ces deux modèles d’éducation émergents trouvent leur pendant dans la société. Les travaux du sociologue Jean Corneloup (2021) en sont une illustration. De l’analyse des formes sociales et culturelles qui imprègnent les activités récréatives de nos sociétés contemporaines, il en dégage deux nouvelles. La première qu’il nomme transhumaine est le reflet de la société techno-numérique avec l’apparition des métavers, jeux de rôles numériques et tous les e-sports. La seconde, en plein essor, est l’écomodernité qui exprime une volonté de faire du lien avec le monde vivant au sein du territoire habité. Cette forme culturelle mobilise une ontologie de l’être en relation à partir d’une phénoménologie du sensible. C’est alors que l’on voit apparaître des pratiques récréatives telles que l’itinérance, des immersions écologiques accompagnées ou non de temps méditatifs qui nourrissent une identité écologique en reliance avec l’ensemble du vivant. Si ces deux courants de pratiques récréatives s’inscrivent, selon l’auteur de cette analyse culturelle, dans une transition au regard des enjeux de société, celui-ci souligne à propos de la seconde, la mise en place d’une transmodernité avec des espaces coopératifs transitionnels qu’il qualifie de laboratoires récréatifs associés à un territoire donné afin d’élaborer des modes de vie qui reposent sur un tissage relationnel entre humains et non-humains (Ingold, 2013) autour d’un univers de sens axé sur le vivre-ensemble.

Ce que nous retenons de ces pratiques en émergence, qu’elles soient récréatives ou éducationnelles, c’est la mise en réseau. Toutefois, plus que de la simple mise en réseau pour les pratiques écoconstructivistes et transmodernes, il s’agit d’une mise en relation : relation entre humain et non-humain où la notion de territorialité ou d’ancrage dans un lieu de vie biodiversifié prend toute sa place. Le concept d’unité sacrée de Gregory Bateson (1996) pour quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit pourrait laisser à penser que la connexion au vivant selon une ontologie relationnelle pluriverse (Escobar, 2018) et en correspondance avec la trame du vivant (Ingold, 2024), apporte un niveau de connaissance qui dépasse celui qu’apporte la connectique. Au-delà de l’expression d’une résonance à la manière de Rosa (2018), c’est celle d’une reliance qui tisse davantage les liens de réciprocité et d’interdépendance avec le vivant, traversé par ce même flux vital source de connaissance (Viveiros de Castro, 2014). On rejoint alors les pédagogies et les épistémologies autochtones où le savoir se construit dans la relation au vivant, où les réalités sont multiples (Cajete, 1994, 2000, 2018 ; Wilson, 2013).

Conclusion

L’apparition dans le paysage scolaire de pratiques éducatives axées sur la relation établie par le jeune avec le territoire de proximité annonce les prémisses d’un nouveau courant en éducation : l’écoconstructivisme. Répondant à cette nécessité de penser l’éducation à l’époque de l’Anthropocène (Hétier et Wallenhorst, 2024), cette approche écoconstructiviste arrive en complément des autres approches connues du constructivisme et du socioconstructivisme. Elle permet de diversifier et d’enrichir ce rapport à l’apprendre, et de rejoindre ainsi, dans une perspective inclusive, des profils d’apprenants qui jusqu’alors ne s’épanouissent pas pleinement dans nos écoles. On pense aux enfants qui ont besoin de bouger, à ceux qui ne sont pas à l’aise de vivre dans des espaces confinés en groupe, à ceux qui aiment être en Nature. Plus encore, dans une perspective de sécurisation culturelle au Québec, en plus d’être inclusive pour une plus grande réussite éducative, on pense aussi aux élèves (et aux personnes enseignantes) d’origine autochtone qui ont été déracinés de ces pratiques inductives ancestrales qu’il importe de rétablir dans une démarche de guérison (MEQ, 2020).

Si le déploiement de ce nouveau courant écocontructiviste en éducation vise à redonner du corps à notre qualité d’être, capable d’entrer en relation avec la trame du vivant au sein des territoires habités, cela contribue aussi à intégrer une « éthique de la compréhension planétaire » où « la reliance doit se substituer à la disjonction et appeler à la « symbiosophie », [soit] la sagesse de vivre ensemble » (Morin, 1999, p. 42) au sein du grand réseau de la vie. Sa visée ultime est ainsi d’accompagner la transformation de notre mode de vie : l’être humain n’est plus au centre de ce monde, mais, avec humilité et justice, il retrouve sa place de vivant dans le grand réseau de la vie qui engage une écocitoyenneté planétaire.

Ainsi, plus largement, en cette époque de l’Anthropocène, de telles émergences traduisent les prémisses d’une transformation de notre société au-delà de la sphère scolaire autour de cette idée de mise en réseau, dont la relation avec le grand réseau du vivant, cette trame de vie qui nous définit. Le message est fort. Dans son manifeste pour changer l’éducation où il importe d’Enseigner à vivre (2014), Edgar Morin, sociologue et philosophe de la pensée complexe, explique que la crise de civilisation, dont l’éducation est une composante, est associée à la dégradation des solidarités de par la perte de reliance au réseau de la vie. Une réforme de la pensée s’impose donc, qui conduit à une réforme des modes de vie, vers le bien-vivre ensemble. Construite selon le paradigme de la complexité, cette proposition concorde avec les appels de l’UNESCO (2021) au regard des enjeux de réconciliation et de guérison concernant l’ensemble de la communauté du vivant. Le message est d’autant plus fort qu’il rejoint les épistémologies autochtones et les pratiques ancestrales d’apprentissage en relation avec la Terre-Mère, et illustre bien le propos de Morin (1997) selon lequel la vraie nouveauté est un retour aux sources, aux sources mêmes de la vie.

Bibliographie
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Notes

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Notes

[1Il s’agit du Projet FA-ERE-2R concernant la Formation de personnes enseignantes du primaire et du secondaire selon une formule d’Accompagnement pour la mise en place d’une Éducation Relative à l’Environnement dans le but de Reconnecter le jeune à la Nature-territoire et de contribuer à sa Réussite éducative. Ce projet financé par le ministère de l’Éducation du Québec a duré une année (mars 2023-mars 2024) et a donné à la coproduction d’outils pédagogiques accessibles sur le site de l’École ouverte. (https://ecoleouverte.ca).

[3Ce constat avait été souligné à son époque par Jean-Jacques Rousseau et relevé par Gaston Pineau (2023). En effet, déjà Rousseau soulignait l’importance de prendre en compte les trois formes d’éducation en signifiant que celle relative à l’auto et écoformation était la plus naturelle et donc à considérer en priorité. L’école en a fait tout autrement : « Il semble bien que depuis Rousseau, l’institutionnalisation de l’École obligatoire qui a accompagné le développement des sociétés industrielles ait inversé globalement cette hiérarchisation « naïvement » naturelle : l’école a développé un corps sans précédent de professionnels enseignants et a déclassé l’autodidaxie ainsi que les acquis de l’expérience directe des choses. Tellement déclassé que leur existence pose question et parait un résidu en voie de disparition de sociétés rurales anciennes. » (Pineau, 2023, p. 41).

[4Le modèle systémique SOMA de la situation pédagogique (Legendre, 2005, p. 1240) est composé de quatre sous-systèmes interreliés (Sujet, Objet, Agent, Milieu), où l’apprentissage est fonction des caractéristiques personnelles du Sujet apprenant (S), de la nature et du contenu de l’Objet d’apprentissage (O), de la qualité d’assistance de l’Agent (A) et des influences du Milieu éducationnel (M).

[5Groupe de recherche en écoformation (le GREF) : https://ecoformation.hypotheses.org/

[6our aller plus loin au regard du concept de spiritualité : Boelen, V. (2021). La spiritualité dans l’approche holistique à la Nature-territoire : un processus d’auto-écoformation. Éducation relative à l’environnement : Regards, Recherches, Réflexions, 16 (2). https://journals.openedition.org/ere/8344

[7On pourrait même parler d’identité écologique en situation de handicap dans la mesure où le handicap se définit comme la « limitation d’activité ou restriction de participation [...] en raison d’une altération substantielle d’une ou plusieurs fonctions physique, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques » (Lemière, 2023, p. 11). Dans notre cas, il s’agirait de handicap socioécologique de par cette perte de repère de l’identité écologique en reliance avec le reste du vivant.

[8Il s’agit du Projet FA-ERE-2R explicité à la note i.

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