Robert Mbella Mbappé, « Pour en lire plus : Penser l’éducation à l’époque de l’Anthropocène », Éducation relative à l’environnement [En ligne], Volume 19.1 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 03 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/ere/11390 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ws4
Dans cet ouvrage, Rénaud Hétier et Nathanael Wallenhorst proposent une philosophie politique de l’éducation en Anthropocène. En parlant de « l’époque de l’Anthropocène », les auteurs évoquent une ère marquée par l’altération profonde et sans cesse croissante du système Terre.
Cette idée est inspirée de la pensée de la complexité du sociologue et philosophe Edgard Morin. L’un des livres phares dans lequel celui-ci esquisse les contours de ce paradigme s’intitule Introduction à la pensée complexe, dont la deuxième édition a été publiée en 2005. Edgard Morin y critique la tendance de la science contemporaine qui est réifiée par ce qu’il appelle le paradigme de la simplification. Une de ses manifestations est l’attelage à la disjonction, à la réduction et à l’abstraction. Cette situation amène à ce que Morin appelle une « intelligence aveugle », c’est-à-dire une réflexion incapable de produire une pensée qui prenne en compte les ensembles et les totalités. Cette démarche conduit à une science déformée, unidimensionnelle et nomothétique. Elle représente le réel comme une entité façonnée par des déterminants qui ne peuvent être identifiés qu’à partir d’approches computationnelles. Considérant cette vision étriquée de la science qui peine à saisir l’aventure sociale de façon systémique, la complexité que propose Morin sort de cette logique de désintégration et appréhende la réalité dans une approche qui prend en compte l’ensemble du tissu qui compose l’environnement.
Lorsque Hétier et Wallenhorst évoquent l’idée de « penser l’éducation », ils s’inscrivent dans ce paradigme de la complexité explicité par Morin. Tout en soulignant la fonction vitale de l’éducation, les auteurs critiquent l’orientation actuelle de celle-ci qui, selon eux, demeure encore aveugle à l’égard de la question écologique, en dépit des données disponibles sur l’état de la planète, tant en qualité et en quantité. Cet aveuglement vient de ce que l’éducation actuelle contribue à promouvoir l’individualisme et le capitalisme. L’économisme qui en résulte entraine des activités qui produisent accélération et emballement, avec une incidence réelle sur notre environnement. Cela crée la peur, le désenchantement, la solastalgie. « Penser l’éducation » amène à rompre avec une telle éducation dominante et à en développer une alternative. Les auteurs proposent à cet effet un « engagement à tous les âges » ou encore, « une mobilisation éducative générale ».
Pour expliquer leur propos, Renaud Hétier et Nathanael Wallenhorst commencent par un bref rappel du débat sur la datation de l’Anthropocène. Ce débat est animé par deux champs scientifiques : les sciences du système Terre (recherches systémiques) et les sciences géologiques (recherches stratigraphiques). Tandis que les premières évoquent la situation alarmante des conditions d’habitabilité de la Terre, les secondes examinent les signaux stratigraphiques des transformations majeures qui s’opèrent : l’abondance des dépôts anthropiques, les changements biotiques, les modifications géochimiques, les changements océaniques et les catastrophes naturelles. Ces deux approches indiquent une détérioration de notre monde et nous interpellent pour aller au-delà des savoirs théoriques, en prenant conscience de la nécessité d’agir (chapitre 2). À cet effet, les auteurs mobilisent le concept d’enlivenment qu’ils empruntent à Andrés Weber. Ce concept récuse la donne de la désintégration et de déliaison, et promeut l’articulation entre l’humain et le non-humain, entre l’humain et la nature. L’enlivenment est une quête de la vitalité et une éthique de la solidarité du tissu vivant que l’Anthropocène tend à vouloir faire disparaitre.
Cependant, cette vitalité et cette solidarité sont menacées par la séparation entre les humains, dont la COVID-19 a été l’une des expressions les plus éloquentes (chapitre 3). En tant que crise biologique, elle a accentué les inégalités renforcées par le consumérisme et la culture hédoniste, qui créent respectivement un temps « harcelant » et une pensée du présent (chapitre 4). En raison de cet attelage systématique à la démesure et de la finitude de l’humanité dans le temps et l’espace mise en évidence en cette ère de l’Anthropocène, les auteurs appellent à une attitude responsable pour construire un avenir viable sur Terre. Concrètement, il s’agit de devenir des citoyens, c’est-à-dire des personnes qui prennent soin de ce dont ils dépendent. Des êtres portés par une logique d’amitié et d’hospitalité.
Compte tenu de la menace que courent nos sociétés en termes de pérennité, le type de citoyenneté à promouvoir est, de l’avis des auteurs, une citoyenneté existentielle et conviviale (chapitre 5). Pour être efficace, cette citoyenneté doit nous faire prendre conscience de notre aliénation, de notre appauvrissement et des ressources limitées dont disposent nos sociétés (chapitre 6). Dans cet élan, Hétier et Wallenhorst suggèrent de s’engager à faire de l’Anthropocène une problématique d’attention, en mobilisant la critique, la résistance et l’utopie (chapitre 7). Compte tenu des politiques d’inimitié qui structurent les dynamiques des sociétés actuelles, les auteurs estiment impératif de sensibiliser les enfants et les jeunes afin qu’ils puissent être à même de développer une capacité d’agir sans contrainte en faveur d’un monde porteur d’avenir. Le succès de ce pouvoir est subordonné à la mutation de l’école en un lieu qui stimule la créativité et l’imagination à travers un nourrissage culturel approprié (chapitre 8).
Cependant, cette capacité d’agir se heurte au problème de « l’infantilisation de l’enfance » qui, à son tour, limite ses possibilités d’action et donc de transformation. Voilà pourquoi les auteurs proposent « l’encapacitation » des enfants et des adolescents, c’est-à-dire les faire participer, de façon concrète, au dynamisme de la vie (chapitre 9). Selon les auteurs, c’est la clé pour leur apprendre à savoir vivre ensemble. Cette compétence relève d’une pédagogie qui repose sur trois piliers : le cognitif, la sensibilité et l’engagement (chapitre 10). Le premier appelle un apprentissage de la démarche scientifique ; le second correspond à une aptitude à la compréhension et à la résonance ; le troisième implique une éducation à la responsabilité de l’avenir.
En somme, ce livre dénonce les ruptures sociales, invite à résister à la logique substantialiste et projette à cet effet une conception métamorphique de l’éducation.
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