Deux modèles récurrents
La scène sociale des débats pédagogiques voit régulièrement s’affronter les tenants de deux types de modèles (Sciences humaines n°307 oct. 2018)
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Les uns voient dans l’éducation et la formation essentiellement une intervention externe : privilège est alors donné aux savoirs « à transmettre », à la multiplication des actes d’évaluation, à la qualification de l’enseignement comme une science
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Les autres privilégient dans le processus éducatif l’activité de l’apprenant lui-même : autodidaxie, autoformation, personnalisation des parcours.
Ces deux figures ne sont probablement que la reprise en éducation et formation du clivage objet/sujet accompagnant deux perspectives socialement marquées du développement humain : l’une prône l’adaptation aux exigences de fonctionnement des organisations, l’autre mise sur les potentialités, les aspirations, les attentes, les envies.
Même si les contradictions entre ces deux modèles ne sont souvent que de discours, il importe de les voir comme des modèles d’action/intervention, et non comme des modèles d’analyse des activités effectivement en jeu dans les interactions éducatives. Autrement dit il s’agit essentiellement d’intentions affichées, de significations données, de valeurs attribuées.
Le présent texte a un double objectif :
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Soutenir l’hypothèse que ce clivage auto/hétéro formation a essentiellement une fonction de positionnement dans les rapports sociaux. Pour la compréhension des activités en jeu en situation d’éducation, il peut être remplacé avec des effets heuristiques par le concept d’apprentissage conjoint.
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Examiner les effets de ce déplacement dans une situation mettant à mal les « fondements » de ces deux modèles : les situations socialement désignées comme de « handicap rare », associant plusieurs caractéristiques. Ces situations mettent en effet en présence d’une part des professionnels ne pouvant s’appuyer exclusivement sur un corps de savoirs constitué et devant construire leur expérience, d’autre part des sujets habituellement appréhendés sur le mode de la déficience et du manque.
Une recherche que nous avons menée récemment a permis de mettre en objet les inter-activités en jeu dans cette situation, et a fait naître un renversement de perspective : « Apprendre d’une expérience rare » qui concerne aussi bien les professionnels que leurs publics
Le descriptif de la situation
Un jeune garçon d’une huitaine d’années pratique l’escalade. Il est sourdaveugle. La séance d’escalade implique, aux côtés de l’enfant, deux éducatrices. L’une est instructrice en locomotion et engagée au plus près de l’enfant dans l’activité d’escalade ; l’autre est une éducatrice spécialisée, restée en bas du mur, qui filme sa collègue et l’enfant. Dans ce champ de pratique éducative, la réalisation de vidéo est un outil habituel de suivi.
- Ce que l’on voit sur le film :
L’instructrice accompagne l’enfant dans sa progression sur un mur d’escalade d’environ deux mètres. Elle l’entoure de son corps et ainsi le guide : les mains avec ses mains, les pieds avec ses pieds ; elle palpe avec lui le mur et y trouve des prises. La progression est lente, synchrone, scandée de façon discontinue par des progressions et arrêts successifs pour assurer les prises.
Le corps et les mains de l’éducatrice épousent le mouvement de l’enfant. Elle l’encourage et le guide tactilement. Lorsque la prise est mal assurée, l’éducatrice saisit la main ou le pied pour « faire sentir » la solidité, la fiabilité, de ce qui fait support pour le corps de l’enfant et lui permet de se déplacer sur le mur.
Cette progression lente dure de longues minutes et soudain, à environ un mètre du sol, on voit l’enfant qui accélère et littéralement se détache de l’enveloppe que formait avec le sien le corps de l’instructrice, pour gravir seul le mur. Il se déplace vite et facilement. Elle le rejoint et le prend dans ses bras en éclatant littéralement de joie : tu as réussi ! le visage de l’enfant s’éclaire, il grogne de satisfaction. À la fin, il répond à l’étreinte et se laisse ramener au sol dans ses bras. La caméra bouge un peu en tous sens. L’instructrice rejoint le sol avec l’enfant dans ses bras et les deux professionnelles félicitent l’enfant.
L’expérience de la séquence d’activité telle que relatée par les professionnelles en autoconfrontation
L’instructrice parle de « co-construction entre elle et l’enfant ». Elle évoque une « co-régulation dans les déplacements ». Chacun est dépendant de l’autre pour synchroniser la progression. Elle guide la recherche d’appui, en faisant prendre conscience à l’enfant des supports possibles, des jeux d’équilibre/déséquilibre nécessaires pour grimper. L’enfant les utilise.
Les professionnelles insistent aussi sur « le temps laissé en suspens dans la progression ». C’est une disposition intentionnelle de leur part. « Il s’agit de laisser du temps à l’enfant pour ressentir et se représenter ce qui se passe, de comprendre le mouvement, de l’intégrer ».
Elles reconnaissent que l’enfant « a compris en prenant l’initiative et en se mettant à grimper tout seul ». Les deux professionnelles commentent longuement l’émotion qui a été la leur. Elles se décrivent comme « des partenaires de l’enfant, sensibles et réactives ». C’est une réussite qui pour elles dépasse ce qui était attendu. Elles glissent du commentaire à la justification de n’avoir pas respecté la procédure consistant à faire redescendre l’enfant de manière académique dans un exercice d’escalade.
On observe le changement de ton et d’attitude des professionnelles en train de raconter : débit du commentaire, manifestations corporelles et contagion de cette émotion.
Des transformations conjointes
Les interactions entre enfant et adultes sont essentiellement d’ordre corporel. Si l’on définit par transformation conjointe un processus simultané de transformations s’opérant chez des sujets en interaction, on constate qu’en même temps que l’enfant se transforme dans son activité, la professionnelle se transforme également : ces transformations sont lisibles dans la manière dont se déroule le déplacement synchrone et son organisation.
Ces transformations sont en lien et simultanées, mais ne sont pas identiques et ne sont pas mentalisées, mais « mises en acte ». On peut accéder au « dialogue corporel » par exemple à travers le souffle, le rythme cardiaque, les tensions des acteur·e·s en train d’agir. Les corps distincts et joints portent et transmettent les informations sensorielles de l’un vers l’autre. Ils s’inter-informent de ce qui se passe pour l’un et pour l’autre dans le déroulement même de cette activité partagée.
Les corps sont utilisés comme moyens de l’interaction. La professionnelle indique que le corps est « une bonne source d’information sur les ressentis de l’enfant ; ses réactions corporelles renseignent sur ses émotions et peuvent permettre d’anticiper ses réactions ». Les corps qui communiquent ainsi s’influencent l’un l’autre. « La progression lente est assurée par une activité synchrone » pour les deux acteurs. La professionnelle entoure le corps de l’enfant de son propre corps : pour elle, il s’agit de « rassurer », « soutenir », « guider ».
Les corps sont aussi objets de l’interaction dans la finalisation des organisations d’activités : expérimenter des situations de déséquilibre/équilibre est une façon adéquate de répondre aux objectifs de l’accompagnement. Chez ces enfants « les mouvements sont souvent vagues, subtils, lents et tardent à apparaître » disent les professionnelles en commentaire. L’objectif est que l’enfant se perçoive en mouvement.
Pour J. Souriau,
« Tout mouvement du corps, y compris les déplacements ou les actions sur le milieu, doivent être perçus comme des indicateurs d’un être au monde qui peut être partagé et servir de cadre à des engagements communicatifs » (Souriau,2013,106)
Et leurs reconnaissances partagées
Pas d’apprentissages sans reconnaissance par soi-même ou par autrui de transformations d’activités. Les apprentissages conjoints sont des reconnaissances partagées de transformations conjointes. Ils sont ce que l’on se reconnaît savoir-faire et/ou ce qu’autrui nous reconnaît savoir-faire en interaction avec lui.
Dans le récit sur la séquence d’activité, l’évocation de la réussite de l’enfant (grimper soudain tout seul) constitue un moment particulier.
L’émotion des deux professionnelles est alors revécue, signalée par le changement de ton et d’attitude : à la fin de la séquence l’instructrice s’est autorisée à prendre l’enfant dans ses bras et les deux professionnelles ont ainsi exprimé leur joie à l’enfant, partageant avec lui leur émotion.
L’acte est reconnu aussi par l’enfant : en grimpant tout seul il montre qu’il a compris en prenant l’initiative. Soudain, à environ un mètre du sol, on voit l’enfant accélérer le mouvement et littéralement se détacher de l’enveloppe que formait le corps de l’éducatrice pour gravir seul le mur.
C’est une réussite qui dépasse ce qui était attendu par les inter-actants. L’éducatrice le rejoint très vite et le prend dans ces bras en éclatant littéralement de joie : tu as réussi ! le visage de l’enfant s’éclaire, il grogne de satisfaction. À la fin, il répond à l’étreinte de l’éducatrice et se laisse ramener au sol dans ses bras.
Les reconnaissances partagées ne limitent pas aux activités : elles s’étendent à la réciprocité des rôles et des places. Les professionnelles se décrivent comme « des partenaires de l’enfant sensibles et réactives ». Tout au long de l’exercice les émotions partagées dans le cours de l’interaction sont des formes de soutien et d’encouragement tactiles : « faire ressentir à l’enfant qu’il est capable de faire et de susciter chez lui l’envie de faire seul ». Le « tu as réussi » est exprimé verbalement, ce que l’enfant sourd ne perçoit sans doute que sous forme tonique et tactile, lui indiquant l’émotion de son éducatrice et faisant signe de la reconnaissance de l’interaction.
Dans le même temps, l’enfant change l’expression de son visage et émet des vocalisations qui montre sa satisfaction de l’interaction : il est content. Le visage de l’enfant s’éclaire, il grogne de satisfaction.
Les deux éducatrices glissent du commentaire sur l’émotion qui a été la leur à la justification de la réaction de n’avoir pas respecté la procédure qui consistait à faire redescendre l’enfant de manière académique dans un exercice d’escalade. Ce faisant, elles légitiment l’interaction et la place qu’elles y ont prises par la réussite. Rejoindre l’enfant c’est rétablir le contact tactile, et le prendre dans ses bras c’est lui reconnaître tactilement sa réussite dans l’interaction.
On peut parler de transactions de reconnaissances liées à des apprentissages conjoints.
La portée des concepts de « transformation conjointe » et d « apprentissage conjoint »
La reconnaissance de transformations conjointes des acteurs est un point aveugle des actions éducatives ; celles-ci sont le plus souvent réduites à leurs intentions manifestes : la fonction essentielle de l’enseignement serait de transmettre des savoirs, la fonction essentielle de la formation d’organiser des situations d’apprentissages. Les effets sur les acteurs des activités mobilisées dans les actions éducatives sont peu interrogés, pas plus que les situations de couplages d’activités qui les caractérisent.
Il en va différemment peut être des actions d’actions d’accompagnement. L’intention qui les caractérise est autant une intervention finalisée autant l’optimisation de l’action accompagnée que par le développement des sujets accompagnés. Les tuteurs par exemple agissent autant sur les transformations du travail que sur les transformations des sujets au travail : du coup ils se reconnaissent plus fréquemment leurs propres transformations dans l’interaction tutoriale. À cette occasion, ils développent entre autres des compétences de communication sur leur propre travail. Ils se reconnaissent comme partenaires des tutorés à la fois dans le travail et dans l’action éducative. Les actions d’accompagnement sont de notre point de vue des situations qui reconnaissent l’existence de transformations conjointes et cherchent à les optimiser comme apprentissages conjoints.
Mais à l’analyse toutes les situations d’éducation et de travail produisent des transformations conjointes, même si elles ne sont pas reconnues comme apprentissages, ce qui met à mal toutes les conceptions où l’apprentissage est limité aux objectifs manifestes des actions éducatives (comme les apprentissages cognitifs).
L’exemple proposé, emblématique, illustre notamment cinq pistes majeures de réflexion pour les débats sur le développement humain :
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Reconnaître les apprentissages par la voie des transformations d’activités
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Interpréter les émotions comme des indicateurs de transformations
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Interpréter les émotions partagées comme indicateurs d’apprentissages conjoints
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Reconnaître les activités de communication à la fois comme moyen et comme objet du développement humain
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Apprécier l’importance du partage des reconnaissances entre sujets dans les lieux de l’éducation et du travail. La réciprocité de ces reconnaissances apparaît dans les interactions réussies.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
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